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L’enchaînement des faits est connu mais qui a donné l’ordre déclencheur ? Il y a vingt ans, le 6 novembre 2004, à 13 h 20, deux Sukhoï-25 de l’armée ivoirienne bombardaient une base française installée dans le lycée Descartes à Bouaké, tuant neuf soldats français de l’opération Licorne et un ingénieur agronome américain, et faisant 38 blessés. Dans l’heure qui suivit, le général Henri Poncet, patron de la force Licorne, qui fait office de tampon entre les forces loyalistes et les rebelles des Forces Nouvelles, lance la réplique française. Les deux avions de chasse sont détruits sur le tarmac de l’aéroport de Yamoussoukro.
Puis Jacques Chirac donne son feu vert à la destruction de l’ensemble de la flotte aérienne ivoirienne, annihilant toute possibilité de succès à l’opération « Dignité », lancée par Laurent Gbagbo, le président d’alors avec qui les relations étaient exécrables, pour reconquérir le nord du pays.
Alors que la rue à Abidjan, chauffée par la Radio Télévision ivoirienne (RTI), s’embrase contre la France, ses entreprises, ses ressortissants, plusieurs détachements français stationnés dans le nord du pays redescendent en urgence, pulvérisant les barrages des Jeunes patriotes. Sur les ponts de la capitale économique ivoirienne, les hélicoptères français empêchent le passage de ces partisans de Laurent Gbagbo par des tirs de barrage.
Devant l’hôtel Ivoire, le 9 novembre, où des milliers d’entre eux se sont massés pour, disent-ils, empêcher le renversement par la France de leur président après que des blindés se sont positionnés à proximité de sa résidence, mais aussi bloquer de fait l’évacuation des ressortissants français, les soldats français tirent. Les autorités ivoiriennes de l’époque annoncent un bilan de 57 morts et 2 226 blessés mais ne feront aucun procès.
Le procès devant la cour d’assises de Paris du bombardement de Bouaké en avril 2021 s’est déroulé en l’absence des pilotes biélorusses et des copilotes ivoiriens et n’a pas apporté de réponse aux familles des victimes. C’est aussi une affaire d’Etat sur laquelle aucun des gouvernements successifs, à Paris ou à Abidjan, n’a levé le voile.
Sur ces quelques jours où la France et la Côte d’Ivoire ont frôlé la guerre ouverte, deux journalistes, Emmanuel Leclère, grand reporter à France Inter, et Thomas Hofnung, chef du service international au journal La Croix, après avoir suivi pour Libération les questions africaines et de défense, viennent de publier chacun un livre vingt ans après les faits. Avec ces mêmes questions de fond : qui a donné l’ordre à l’aviation ivoirienne de larguer des roquettes sur la base française, clairement identifiable depuis les airs, et ainsi précipiter les événements ? Pourquoi l’enquête en France a-t-elle abouti à « un fiasco judiciaire hors norme », comme le dit Emmanuel Leclère dans son livre Bouaké : hautes trahisons d’État (Nouveau monde, 312 pages, 19,90 euros) ?
Ce dernier, après avoir eu accès au dossier judiciaire, dresse la liste des dysfonctionnements de l’instruction, en particulier le cas des pilotes biélorusses, arrêtés au Togo le 16 novembre 2004, mis à la disposition de la France qui les laissera partir sans émettre de mandat d’arrêt. Autant d’éléments qui nourrissent la théorie d’une manipulation française, défendue par l’avocat des familles des victimes françaises, Me Jean Balan, mais sur laquelle le journaliste reste réservé.
La stratégie française aurait, selon cette thèse, été de « faire croire que ses forces étaient coupables d’une attaque contre la France » pour fournir « un prétexte pour renverser Laurent Gbagbo ». « Selon cette version, si on n’a rien fait pour que la justice remonte aux commanditaires, c’est parce que ceux-ci ne se trouvaient pas en Côte d’Ivoire mais en France. » Emmanuel Leclère ne s’associe pas à cette hypothèse, mais pose les questions laissées en suspens : « Qui donc est compromis dans le bombardement ? Si c’est de la “real politik”, quels en sont les enjeux ? »
Le second, Thomas Hofnung, est resté une quinzaine de jours à Abidjan en novembre 2004. Il raconte dans son livre Bouaké : le dernier cold case de la Françafrique (Fayard, pages, 250 pages, 20,90 euros), la ville sens dessus dessous, la panique des Français, mais aussi le procès de 2021. Lui aussi mène l’enquête, détaille notamment les dissensions entre militaires français. Le journaliste dit ne pas croire à la théorie du complot de la France qui a mal tourné, citant une formule de Michel Rocard : « Toujours préférer l’hypothèse de la connerie à celle du complot. La connerie est courante, le complot exige un esprit rare. »
Son livre laisse percevoir la succession d’erreurs et d’improvisations dans un contexte de fortes tensions franco-ivoiriennes. « En novembre 2004, on est près de deux ans après les accords de Marcoussis [des accords qui doivent conduire à des élections libres et transparentes en 2005 en Côte d’Ivoire], rappelle Thomas Hofnung. Les Français voient que ces accords n’ont absolument pas marché. Les rebelles refusent de désarmer et l’opération Licorne est coincée dans un conflit qui semble s’enliser. »
« En voyant Gbagbo se préparer à attaquer, il est possible que les Français, désorientés et divisés, aient décidé de le laisser faire (…) Quand les [Forces armées nationales de la Côte d’Ivoire, Fanci] lancent l’opération Dignité, les Français regardent ailleurs, et le Conseil de sécurité de l’ONU ne se réunit pas, poursuit Thomas Hofnung. Il est même possible qu’on ait aidé Gbagbo, en lui donnant des renseignements comme les positions des Casques bleus et des forces de Licorne. » Paris qui espérait apaiser ses relations avec le pouvoir ivoirien devra finalement gérer le rapatriement de 8 000 ressortissants en novembre 2004.
Une troisième journaliste, Fanny Pigeaud, a également publié le 11 août sur Mediapart une série de quatre articles consacrés à l’affaire. Le colonel de Revel, qui servit dans l’opération Licorne, dit penser que « le bombardement de Bouaké a provoqué chez le général Poncet un choc psychologique et un sentiment de trahison », alors que les militaires français avaient adopté sur le terrain une attitude « permissive » envers les forces loyalistes.
« Le général Poncet ne semblait pas hostile à cette opération Dignité, explique-t-il, mais disait en gros aux Fanci : “Attention les gars, ne touchez pas un seul cheveu des forces françaises”. Peut-être aussi qu’il y a eu à Paris des réactions épidermiques – on sait que la veille de l’offensive, l’entretien téléphonique entre Chirac et Gbagbo avait été très vif, et même violent – et qu’il a manqué une réflexion géostratégique suffisamment fine pour empêcher que notre réaction entraîne un embrasement général. »
Paris et Abidjan ont jeté un voile sur ce que furent les intentions de chacun lors de ces quelques jours de braise. La question de l’identité du commanditaire du bombardement de Bouaké et de son mobile, en particulier, reste entière. En réaction, la France a-t-elle encouragé le chef d’état-major de l’armée ivoirienne d’alors, le général Mathias Doué, à prendre la tête d’un coup d’Etat ? L’officier qui déclarera six mois plus tard sa volonté de chasser « par tous les moyens » Laurent Gbagbo du pouvoir ne pourra plus répondre : il est mort en 2017.
Il reste toutefois de nombreux témoins. Cité comme témoin, Michel Barnier, ministre des affaires étrangères à l’époque des faits, avait expliqué lors du procès à Paris qu’il n’était au courant de rien, pas même du télégramme diplomatique lui signalant l’arrestation des pilotes biélorusses à Lomé. Même ignorance de la part de Dominique de Villepin alors à l’intérieur ou de Michel de Bonnecorse (depuis décédé), à la tête de la cellule Afrique de l’Elysée. Michèle Alliot-Marie, à la défense, avait souligné pour sa part qu’elle devait surtout gérer le « chaos » des événements.
Laurent Gbagbo a toujours prétexté de son innocence sans jamais convaincre et n’a jamais engagé de mesures au profit de ceux qui étaient, comme ils le prétendaient, descendus « les mains nues » défendre son pouvoir. Alassane Ouattara, son successeur, n’a aucun intérêt à réveiller cette blessure du passé, lui qui doit son accession au pouvoir en partie à l’armée française et montre depuis 2011 une grande proximité avec Paris. En Côte d’Ivoire, aucune cérémonie officielle n’a marqué les vingt ans de ces quelques jours, à oublier, de novembre 2004.
Marine Jeannin (Abidjan, correspondance)
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